" MARIE BATAILLE auteur littérature jeunesse, livres pour enfants, presse, roman feuilleton: ROMAN FEUILLETON / la merveilleuse histoire de Ronrono Chapati / semaine 4

ROMAN FEUILLETON / la merveilleuse histoire de Ronrono Chapati / semaine 4




Semaine 4

Je me suis réveillé sur un canapé de velours grenat, la tête à demi enfouie sous un coussin de soie vert pâle. J'ai entendu un rire clair etléger. J'ai vu accroupie devant moi Onaké Kikoni, le sourire aux lèvres et ses yeux étirés comme deux demi lunes, pleins d'émerveillement. Rien à voir avec Mameth. Le grand salon était devenu subitement silencieux et c'est le silence accompagné du parfum vanillé d'Onaké qui m'avait sans
doute sorti de ma torpeur. Je vis tout de suite le grand piano blanc.
- Bonjour mon prince, bonjour mon Petit Tigre. A-t-on bien dormi en écoutant jouer Onaké?
Je me suis étiré et j'ai ronronné de bonheur. Je ne sais pas si elle s'en rendait compte mais je lui souriais. Elle parlait une autre langue que celle de Mameth et rien n'était comparable. La pièce dans laquelle je me trouvais était lumineuse et d'une grande élégance. Les fauteuils, la table basse, la commode, l'armoire, les tapis, les coussins, les cadres, tout était exactement à sa place, en parfaite harmonie et semblait
n'avoir jamais servi. Près de la grande baie vitrée, le piano à queue blanc ivoire était ouvert et son tabouret rectangulaire avait été légèrement déplacé.
Le piano semblait neuf comme tout le reste. Onaké me prit par la peau du cou comme le faisait ma mère autrefois et me souleva. Elle attrapa une couverture mousseuse et légère sur le rebord d'un fauteuil, m'y enveloppa et m'emporta. Onaké était une jeune femme longue et fine, une tige de fleur qui se balance. En marchant elle glissait sur le sol comme une barque sur l'eau. On arriva dans une pièce méticuleusement propre et ordonnée qui sentait un très léger parfum citronné de nettoyage. Elle me déposa par terre, sur le carrelage tiède, près d'une coupelle d'eau fraîche.
- Petit Tigre doit se désaltérer maintenant pour devenir un beau chat costaud.
Je bus comme elle me le disait. J'aurais donné mes moustaches pour lui faire plaisir. Et puis, au bout d'un couloir feutré, une voix appela Onaké. Onaké répondit calmement.
- Je suis ici avec le chaton.
- Ah !... Je n'entendais plus le piano... J'ai eu Paris au téléphone. Pleyel voudrait un jour de plus. J'ai dit qu'à cause de New-York ça n'était pas l'idéal, mais je n'ai pas refusé. C'est Paris, quand même. Ils t'aiment tellement là bas !... Il faut qu'on réfléchisse. Voir si on peut s'arranger avec l'avion, l'hôtel et les répétitions... Qu'en penses tu ?
Colonel nous avait rejoint. Colonel c'était la mère d'Onaké. Elle était vêtue de gris de la tête aux pieds et portait de grosses lunettes .
- Oui, parfait... Tu lui as fait peur, Colonel... Regarde, il ne boit plus et il a les yeux fixés sur toi !
Colonel ne répondit rien. Ses yeux bridés se fendirent davantage derrière ses grosses lunettes d'écaille ne dessinant presque plus qu'un trait noir sous les sourcils. Onaké me reprit et me remit dans la couverture. On quitta la pièce et je reconnus la cuisine. Mais comparé à ma première cuisine normande, cette cuisine là, comme le salon, semblait ne pas servir à grand-chose. Aucun désordre, aucune boîte, aucune tasse, aucune assiette à lécher, aucun plat qui traînaient, aucune poubelle débordante, rien. Des surfaces lisses, vides, carrelées de blanc et de gris. On repartit au salon et Onaké me dit d'un air triste.
- Je voudrais tellement rester ici avec toi, Petit Tigre. Je ne suis bien qu'ici, chez moi, à Tokyo... ou dans une salle de concert, quand je joue. Mais tout le reste est surhumain. Tous les voyages, les hôtels, les contrats, les rencontres sans lendemain, toutes les tergiversations et les politesses du Colonel, tout ça me tue à petit feu... Je mourais
sans doute avant toi, Petit Tigre.
- Non lui dis-je en ronronnant, non.
Je le lui dis, même si je savais qu'elle ne comprenait pas la langue du ronronnement chat. Mais bizarement elle me caressa de ses doigts précis et ajouta tristement:
- J'appartiens à la musique, Petit tigre, c'est ça le problème. Il n'y a presque pas de place pour autre chose. C'est ma vie et je la sens s'amenuiser de jour en jour. Avant, j'adorais ça, ne vivre que pour la musique. Très tôt j'ai su que j'étais douée et c'était
un bonheur. Un grand bonheur, tu sais, d'être l'élue. Mon père me soutenait et m'encourageait. Avec lui ma vie de concertiste était remplie de joies. J'ai commencé à être célèbre jeune et au début, tous ces voyages, toutes ces ovations, furent un grand amusement. Mon père était beaucoup plus âgé que ma mère. Je l'ai toujours connu un peu courbé et avec des cheveux grisonnants. Il se retrouva à la retraite presqu' au même moment où débuta ma carrière internationale. Il devint mon imprésario. Les tournées avec lui étaient un enchantement. Il me stimulait sans jamais m'écraser. Il savait jusqu'où je pouvais aller et n'abusait jamais de ma notoriété. Quand il est mort subitement, il y a trois ans, c'est ma mère qui l'a remplacé. Avec elle, Petit Prince,
c'est autre chose. Pour le colonel, je suis avant tout une grande pianiste. Rien d'autre. Pas sa fille, pas une jeune-femme, pas Onaké. Quand je ne suis pas sur scène, je n'existe plus.
J'ai ouvert mes yeux verts tachetés d'or, très grands. Elle plissa les siens et ils devinrent mélancoliques.
- Crois tu que quelque chose d'autre que la musique m'attend dans la vie ? Crois
tu que je saurai le voir ? Tu sais Petit Tigre, depuis que mon père a disparu, je vois peu les choses de la vie. Je vis dans une bulle que le Colonel m'empêche de crever....
Onaké laissa fuser un petit rire aigu et continua :
- Le surnom de Colonel lui a été donné par le directeur d'un théâtre d'Hambourg, quand elle succéda à mon père. Et ce terrible surnom ne l'a plus quitté... On est tous d'accord, il lui va très bien!
- Mais moi je te sauverai. dis-je en miaulant.
Elle sourit en me déposant sur le canapé grenat, contre le coussin de soie. Elle retourna au piano. Onaké suspendit un instant ses mains au dessus du clavier puis les abattit sur les touches blanches et noires comme un aigle se jette sur sa proie. Dans toute la pièce, un vent d'ébourrifantes harmonies et de gammes subtiles se mit à balayer l'espace, les meubles et les murs, un souffle de sons extravagants, cinglants comme des coups de fouets, suivis pour finir d'une brise saupoudrée de clochettes, de ruissellements et de sources profondes inconnues. Un frisson de plaisir et de soumission enveloppa toute ma fourrure. Onaké Kikoni était une immense virtuose et merveille des merveilles elle était le commencement de ma seconde vie. Elle était ma divine maîtresse.




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