" MARIE BATAILLE auteur littérature jeunesse, livres pour enfants, presse, roman feuilleton: ROMAN FEUILLETON / la merveilleuse histoire de Ronrono Chapati / semaine 58

ROMAN FEUILLETON / la merveilleuse histoire de Ronrono Chapati / semaine 58


semaine 58

José de La Luppa terminait son oeuvre avant l'arrivée de la Faucheuse qu'il sentait se rapprocher de nuit en nuit, furetant aux environs, surmontant les obstacles et les fausses pistes. Elle allait finir par le trouver et il n'aurait plus qu'à s'incliner. C'était peut-être cette traque qui donnait à La Luppa un trait de pinceau magique, des couleurs d'une tendresse incomparable, de la grâce. La trentaine de tableaux qui
s'adossaient les uns contre les autres dans un coin de sa chambre étaient tous d'une facture nouvelle. C'était du La Luppa jamais vu et sans doute le meilleur. C'est d'ailleurs ce qu'il se disait en peignant :
" J'ai gardé le meilleur pour la fin".
Il n'avait plus peur de rien. Les formes et les couleurs faisaient la loi. Il ne refusait rien, il les laissait parler à leur guise. Il n'avait même plus peur de ne plus se
souvenir de qui il était. Au début de la maladie, l'idée de ne plus savoir son nom le glaçait jusqu'à l'envie de vomir. Et puis une conversation avec le père directeur de l'abbaye l'avait tranquillisé. Il avait fait ce que le père Romero lui avait conseillé. Sur un carnet il avait écrit son nom, sa date de naissance, une partie résumée de sa
vie, le nom de sa femme et de ses enfants, leur âge, le sien, son lieu de naissance, les endroits où habitaient ses proches, leurs adresses et le nom de son agent et des galeries qui exposaient régulièrement ses toiles. Il avait suspendu ce carnet avec une ficelle et une pince à linge au dessus de son lit et le père Romero en avait fait une copie qu'il gardait dans son bureau. Depuis, il ne s'était plus paniqué en évoquant le fait qu'un matin il risquait d'avoir tout oublié de lui même.
Le révérend père directeur venait lui rendre visite régulièrement, deux fois par jour et le reste du temps, la communauté veillait sur lui, jetant un coup d'oeil discret par la
lucarne de sa cellule, ou veillant à ce qu'il se protège du soleil, du froid, de la pluie ou de la neige quand il restait dehors. En quelques mois, La Luppa avait pris une allure de vieil homme. Il s'était voûté, son regard était moins vif et perçant, sa démarche plus molle. La catastrophe qui avait précipité son futur gendre indien dans la mort, le
mariage annulé a l'instant où il bouclait sa valise, la voix triste et déshumanisée de sa fille chérie qui lui demandait de ne surtout pas venir, tout ce fiasco l'avait ébranlé profondément. Il avait cru que la maladie allait le précipiter dans le gâtisme mais c'est physiquement qu'il avait accusé le coup. Il vérifiait depuis, chaque soir, que le carnet était toujours bien fixé au dessus de son lit. Il avait demandé au révérend père que personne ne sollicite un droit de visite. Même pas sa femme, surtout pas elle, ni ses enfants. Et pourtant, il avait changé d'avis quand le père Romero lui avait annoncé que Guillaume, son fils, insistait pour le voir.
Guillaume n'était pas un emmerdeur. S'il insistait c'est qu'il avait besoin de lui parler. Puisqu'il pouvait encore l'écouter et comprendre, il céda.
La Luppa reconnut son fils qui avançait dans les allées du jardin du cloitre. Il l'attendait installé sur le banc de pierre, à l'ombre des colonnades, en compagnie d'un moine jardinier qui se leva et le quitta en apercevant la silhouette du jeune-homme.
La Luppa voulut se lever pour embrasser son fils mais Guillaume lui posa une main sur l'épaule en disant :
- Reste assis papa. Comment te sens tu ?
- Ca va. J'ai du mal à me repérer dans le temps et dans les lieux mais je ne suis pas complètement gaga. Je peux peindre et je t'ai reconnu...
Qu'est ce qui me vaut cette visite ? Rien de grave j'espère.
- Non, rien de grave. Je voulais juste te confier quelques petites choses importantes que tu puisses emporter dans l'éternité pour te distraire en pensant à moi.... Des choses qui me concernent mais que tu devrais savoir tant qu'il est encore temps.
La Luppa regarda son fils avec tendresse. Il n'avait rien de la brutalité de sa mère et de sa soeur. Il était attentionné comme lui, diplomate et charmeur.
- C'est gentil, fiston, je t'écoute.
Guillaume sortit une photo de son portefeuille et la tendit à son père.
- Une chinoise?
- Non, une japonaise.
- Ma future bru, c'est ça?
- Je ne sais pas si on va se marier mais je vais vivre avec elle. C'est l'amour de ma vie. Le premier. L'unique peut-être. Ca va te paraitre idiot, mais je voulais que tu la vois, que tu la connaisses, que tu saches que j'étais amoureux d'elle. Je voulais te le dire en face. Je voulais te revoir papa.
La Luppa sentit le souffle glacial de la Faucheuse se rapprocher. Guillaume savait donc aussi qu'elle n'était plus très loin de son but.
- Tu as bien fait de venir, d'insister, fiston. Ca me fait un plaisir fou de te voir. Ca me redonne de la force pour tenir encore un peu. Viens. Je vais te montrer mon travail. Je
crois que c'est ce que j'ai fait de mieux.
La Luppa se leva et demanda:
- Qu'est ce qu'elle fait la japonnaise?
- Elle s'appelle Onaké et elle est pianiste.
La Luppa s'enfonça dans ses pensées et marcha les mains jointes dans le dos.
- Onaké Kikoni ?... Celle qui a tout planté un beau matin, fichant sa garce de mère dans un beau pétrin ?
- Oui. Tu la connais ?
- Pas elle, mais le Kolonel, oui. C'est comme ça qu'on l'appelait non ? Le Kolonel ?
- Oui.
- On s'est rencontré une fois à Madrid et elle m'a acheté une toile. " Le crépuscule des dieux"... Une emmerdeuse.
Guillaume se raidit. Ils étaient arrivés dans la cellule de La Luppa qui avait aligné les principales toiles le long des quatre murs. Il dit à voix basse, pour lui :
- Je suis heureux que tu vives avec une artiste.
- Papa, c'est fantastique. C'est superbe.
- Je crois que je suis enfin arrivé à montrer ce que je voyais du monde.
Guillaume restait aimanté devant chaque tableau. Il tournait le dos à son père qui s'était assis sur le rebord du lit.
- Papa ... c'est vraiment une réussite. Je suis sans voix.
Guillaumese retourna les yeux brillants de fierté et d'amour. La Luppa était
renversé sur le lit. La Faucheuse l'avait retrouvé. Elle avait dû suivre les traces de Guillaume. C'était très bien ainsi. Elle l'avait enlevé en bonne compagnie. La Luppa était parti heureux vers le néant.



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